Sous le titre “Éducation et recherche : des liens à construire”, l’ association française des administrateurs de l’éducation (AFAE) a consacré le dossier passionnant de son numéro 124 de la revue Administration et Éducation à la question récurrente du faible impact des recherches en éducation sur le système éducatif.
D’un côté, en effet, les responsables des politiques publiques tiennent rarement compte des acquis des recherches, que ce soit pour étayer aussi bien que pour éclairer leurs décisions, même lorsque ces résultats sont robustes et consensuels dans la communauté scientifique.
De l’autre côté, les praticiens semblent bien souvent suspecter les conclusions des recherches d’être toujours moins pertinentes que les savoirs “du terrain” et les recettes des collègues en place.
Des deux côtés, le “bon sens” ou son expérience personnelle (de parent, de prof, d’ancien élève…) semble fournir des savoirs suffisants pour avoir une opinion sur ce qui est utile et pertinent en matière d’éducation.
Qu’il s’agisse des IUFM ou des sciences de l’éducation, il est ainsi de bon ton de railler ou disqualifier l’ensemble des recherches concernant l’éducation.
En fait, en matière d’éducation, tout se passe comme si divers intérêts convergeaient pour évacuer toute argumentation scientifique, Agnès van Zanten soulignant que le discours du chercheur est, dans le débat public, sans cesse “mis sur un pied d’égalité avec celui d’intellectuels parlant sans base empirique, de décideurs ou d’acteurs de terrain“.
Dans le même temps, une doctrine se développe dans de nombreux pays et organisations internationales plaidant pour que l’on confronte et adosse mieux les politiques et les pratiques éducatives aux résultats de la recherches (cf. notre dossier de 2006 sur ce sujet de “l’evidence based policy” ). Une notion encore peu répandue en France, sans doute en partie d’une culture ministérielle peu ouverte aux recherches , comme le dénonce Antoine Prost avec vigueur dans son article, parlant d’un “âne qui n’a pas soif“, là où J.R. Cytermann parle, de façon moins véhémente, d’un “rendez-vous manqué“‘.
Si les pouvoirs publics ont leur responsabilité, les acteurs du monde de la recherche ne sont pas non plus exempts de tout reproche, comme le note Roberto Caneiro (ancien ministre de l’éducation au Portugal) : “le discours de la liberté académique et scientifique, intouchable dans ses fondements éthiques, sert bien souvent de couverture à l’égoïsme des chercheurs et alimente un autisme devant les exigences d’une plus grande responsabilité et transparence de la politique publique scientifique et de l’argent public qui lui est consacré“.
En tout état de cause, on constatera dans ce numéro de la revue de l’AFAE une convergence remarquable sur le diagnostic entre les différentes contributions, émanant pourtant de chercheurs, cadres et praticiens de divers horizons.
Au sommaire du numéro (d’après la quatrième de couverture de la revue) :
Après la présentation de la problématique par Roger-François Gauthier et Yannick Tenne, le numéro s’ouvre par une approche historique à laquelle ont contribué Roberto Carneiro, ancien ministre de l’éducation au Portugal, Antoine Prost, Jean-Richard Cytermann et Christian Forestier qui revient sur l’expérience du HCéé.
Agnès van Zanten et Alain Bouvier proposent leur analyse de la question qui est également abordée sous l’angle de la sociologie par Franck Poupeau et sous celui de l’interface entre recherche et éducation par Agnès Cavet et Olivier Rey de l’INRP.
Alain Bentolila, le recteur Alexandre Steyer, Marc Fort, Patrick Rayou, Yves Reuter, André Robert apportent leurs témoignages et leurs réflexions, complétés par ceux de Jean-Michel Zakartchouk et Philippe Watrelot des Cahiers Pédagogiques, de Gilles Moindrot du syndicat SNUipp et de professeurs du second degré menant des recherches, pour certains dans leurs disciplines, pour d’autres, en sciences de l’éducation.
Pour aller plus loin sur ces questions, on consultera avec profit les travaux du réseau européen “Knowledge and Policy“‘ qui a travaillé sur les relations entre les savoirs et les politiques publiques dans le domaine de l’éducation et de la santé.
On pourra notamment regarder le Rapport sur la France (document PDF en anglais) rédigé par Xavier Pons et Agnès van Zanten, qui a esquissé une cartographie des producteurs de savoirs et d’expertises dans le système éducatif.
«Les pressions exercées sur les instituteurs ont bel et bien existé ».
Les pressions hiérarchiques existent toujours dans le primaire. Beaucoup apprennent à se taire et dans certaines écoles la liberté d’expression est parfois inexistante. Hier, en conseil des maîtres, devant 13 enseignants, la directrice affirmait que nous étions dans l’obligation de remplir les livrets scolaires proposés par les IEN (livret faisant état de plus de 200 compétences par élève pour la seule année de CM1), livrets, que les parents, les enseignants ne regardent jamais tellement les informations y sont abondantes. Seuls deux enseignants se sont exprimés (moi-même et une collègue expérimentée) pour manifester notre refus d’utiliser un tel livret et revendiquer notre liberté pédagogique. Pourtant tous nos collègues, quelques semaines auparavant, se plaignaient en aparté de la charge de travail inutile que cela représentait. Le jour du conseil, ils sont devenus soudainement muets, sans aucun doute, par peur de représailles.
Des exemples comme celui-ci, il y en a des tas ! Il suffit de mettre les pieds dans le système éducatif pour s’en apercevoir, aucune étude sociologique n’est nécessaire. L’exemple le plus probant, est celui des méthodes à utiliser pour apprendre aux enfants à lire (globale, syllabique ; voir épisode ROBIEN) ou encore, des premières inspections des jeunes enseignants qui subissent le formatage socioconstructiviste.
Votre remarque Olivier sur Bernard Appyest peu convenable. Visiblement, vous ne connaissez absolument pas cet homme qui a passé tout son temps à essayer de trouver des solutions pratiques pour développer un enseignement efficace. Est-ce déjà la marque d’une incompréhension entre praticiens et chercheurs ?
C’est en effet un grand pas en avant que des idées pédagogiques peu conformistes soient publiées sur le blog de l’INRP et j’en suis moi aussi reconnaissante à l’animateur de cet espace. Pour y avoir participé à des échanges à plusieurs reprises, j’atteste que le ton est toujours courtois. Qualité devenue rare sur Internet.
Je suis quant à moi un peu sceptique à l’évocation de l’autonomie pédagogique que M.Rey constate. Oui, on parle beaucoup de liberté pédagogique mais il faut bien admettre que sur le terrain, que je fréquente depuis près de 30 ans, c’est la conformité à certaines méthodes qui reste la norme imposée. Déjà, beaucoup d’enseignants n’ont pas de véritables choix, vu qu’ils ne connaissent qu’une seule famille pédagogique, celle qu’on leur a enseignée ; beaucoup d’autres ont peur de désobéir aux incitations pédagogiques de la hiérarchie. Que dire d’un inspecteur qui critique votre démarche avec pour tout argumentaire des remarques du style : « C’est parce que les élèves viennent d’un milieu favorisé qu’ils sont intéressés, ils veulent apprendre. » Ou alors, pour la même méthode: « C’est parce qu’ils sont d’un milieu défavorisé qu’ils s’emparent de cette méthode. » Ou encore : « Les évaluations 6ème prouvent que les élèves qui échouent en compréhension de lecture déchiffrent parfaitement bien. » Magnifique syllogisme : des élèves échouent en compréhension, ces élèves déchiffrent bien. Donc, si on apprend à déchiffrer on sera incapable de comprendre. Quelques enseignants de l’association que j’anime, la « 3ème Voie », pourraient témoigner mieux que moi de certains procès d’intention qu’ils ont subis.
Ceci dit, rien n’est tout noir ni tout blanc. Les choses changent peu à peu et des consensus commencent à s’établir, grâce par exemple aux sciences cognitives, sur des sujets comme la réhabilitation de la mémorisation ou la lecture (au moins dans le discours). Des IEN, voire des inspecteurs d’académie, commencent à apprécier les pédagogies efficaces. Du côté des enseignants, j’observe un véritable appel de la part des jeunes qui, lorsqu’ils se trouvent confrontés à une classe, constatent avec désarroi que leur pratique n’est pas efficace. La mastérisation qui s’annonce n’est pas de nature à améliorer les choses et risque de créer des jeunes enseignants encore plus démunis sur le plan pédagogique. La maîtrise disciplinaire à elle-seule n’est pas un gage d’efficacité pédagogique. Il m’en coûte de dire cela car les IUFM étaient bien critiquables notamment par leur absence de pluralisme pédagogique. Mais n’aurait-il pas mieux valu les réformer, plutôt que de les détruire ?
Pour conclure sur le titre de ce fil, je vais répondre qu’il existe bel et bien des praticiens français qui utilisent les résultats des dernières recherches, s’en tiennent informés et entretiennent des relations avec les chercheurs. Tout le monde est gagnant à commencer par les élèves. Il est néanmoins regrettable que cela soit le fruit de démarches personnelles et associatives (http://www.3evoie.org/) et non de l’institution.
Cordialement,
Françoise Appy
C’est le privilège d’un directeur d’école primaire d’avoir une journée de décharge par semaine ! Et elle tombe pour moi aujourd’hui.
J’en profite pour ajouter que je suis d’accord avec la remarque de Christian Jacomino (que je salue) sur le fait que les lignes sont en train de bouger.
Mais il faut que je retourne à présent à mes dossiers. La charge de direction n’est pas une sinécure…
Que des interventions comme celles de Bernard Appy et les miennes soient ainsi publiées sur le site de l’INRP montre que quelque chose, en effet, est en train de changer. J’en suis très heureux. Je remercie Olivier Rey de publier nos commentaires, et je souligne qu’Internet est sans doute pour beaucoup dans cette transparence nouvellement acquise dans notre institution. Sursum corda. Continuons…
Vous avez parfaitement raison… Il faut connaître le métier comme nous le connaissons pour comprendre nos remarques, qui paraissent tellement contradictoires, et en réalité se complètent… Comment, dans une profession où l’autonomie, l’indépendance, l’individualisme des praticiens étaient si fortes, quelque chose de l’ordre de l’intimidation a pu aussi bien s’opérer? J’avoue qu’après toutes ces années, je n’ai pas la réponse à cette question. Mais c’est bien ce qui s’est passé. Et les historiens un jour nous aiderons à comprendre pourquoi et comment… Dans l’attente, ce qui me paraît important, c’est que la mémoire est décrite par la recherche comme une fonction cognitive, ce qui signifie que la crainte qu’on puisse “apprendre bêtement” n’a pas de sens. Cela était entendu dans toutes les traditions pédagogiques… Ne serait-il pas temps de renouer avec elles, sans passésime, mais de la même façon que l’écologie la plus moderne nous incite à renouer avec les traditions de l’agriculture, par ex.
Ce serait bien…
Je connais un peu votre métier, bien que je l’avoue, je pensais que les instituteurs un vendredi matin vers 10h30 étaient dans leur classe…
Et pourtant, au risque de contredire Olivier Rey, les pressions exercées sur les instituteurs ont bel et bien existé.
Je peux en témoigner en tant que praticien en fin de carrière et en temps qu’animateur d’association d’enseignants du Primaire. Les modes pédagogiques ont été soigneusement répercutées dans les écoles. On nous disait « La recherche montre que… », sans pour autant apporter plus de précisions, et cela suffisait à nous en imposer. Nous prenions – à tort, je le reconnais maintenant – tout cela pour argent comptant. Et nous tentions à chaque fois la mise en pratique dans nos propres classes.
Un exemple parmi quantité d’autres que je pourrais livrer : à une époque, on nous a dit que les bons lecteurs étaient ceux qui lisaient vite. En conséquence, j’ai fait – comme beaucoup d’autres collègues – mes séances de lecture chronomètre à la main. Quelques années plus tard, on nous a dit qu’entraîner les élèves à la lire vite était une fadaise contreproductive…
Combien y a-t-il eu de “nouveautés” relayées par les équipes de circonscription (IEN et conseillers pédagogiques), adoptées dans les écoles puis révoquées peu de temps après ? Encore très récemment, une institutrice de “La 3e voie…” qui pratique avec succès la pédagogie explicite dans sa classe s’est vu reprocher par l’IEN de ne pas mettre les élèves en situation-problème dans ses séances de français ! Alors qu’il est parfaitement établi maintenant que ce genre de procédure provoque une trop grande charge cognitive, qu’elle est parfaitement inefficace, surtout pour les élèves les plus en difficultés. Et alors que les instructions officielles de 2008, dans leur préambule, exigent des instituteurs « un enseignement structuré et explicite » pour mener les élèves à la réussite…
D’où, je pense, la profonde méfiance actuelle des praticiens vis-à-vis de la recherche, au nom de laquelle on nous a dit tout et son contraire. Il existe maintenant un véritable hiatus entre théorie et pratique, contre lequel il va falloir œuvrer ensemble.
D’importants facteurs vont nous aider. D’une part, les instituteurs sont toujours (plus que jamais ?) en recherche de pratiques pédagogiques qui fonctionnent et donnent des résultats. D’autre part, la hiérarchie intermédiaire semble prendre conscience que le temps des affirmations sans preuve scientifique est révolu. Contrairement à la collègue dont je parlais plus haut, de nombreux instituteurs de “La 3e voie…” ont été inspectés cette année et ont reçu les encouragements et l’appui de leurs IEN, intéressés par cette nouvelle démarche. D’autant que l’enseignement explicite repose sur un corpus de recherche impressionnant et très récent, dont notre site se fait l’écho.
Notre association œuvre à retisser des liens de confiance entre le monde de la recherche pédagogique et le monde des praticiens de terrain. Et notre satisfaction est d’y parvenir auprès des instituteurs qui nous rejoignent jour après jour.
Reste aux chercheurs de faire également un effort dans notre direction. D’où mes interventions sur ce blog de l’INRP…
Bien cordialement
Je veux bien entendre votre argument, mais après des années d’expérience professionnelle à divers niveaux de l’éducation nationale, j’avoue un certain scepticisme face à la description des “pressions” de la hiérarchie et des IUFM quand on connait l’autonomie , notamment pédagogique, dont peuvent se prévaloir la plupart des enseignants, pour le meilleur et pour le pire.
La recherche scientifique, dans le domaine de la psychologie cognitive, a réhabilité depuis longtemps les exercices de mémoire. En cela elle confirme une tradition pédagogique à laquelle beaucoup d’instituteurs seraient restés fidèles si leur hiérarchie et si leurs formateurs (dans les écoles normales puis les iufm) n’avaient pas fait pression sur eux pour qu’ils l’abandonnent.